Je suis au milieu des arbres, debout. Prête.

A quoi? Je ne sais pas. A mourir... à m'enfuir...

à tuer...

Les arbres sont maculés de sang... J'aime cette odeur... Sauvage... Libre... Mélange de résine, de terre et de mort...

Je suis la mort... Le malheur... Je représente la haine... La crainte... L'horreur...

...Et j'aime ça...

Cet instant... De calme... Mon coeur palpite... Je suis agitée... Il... Il me faut encore... encore... Du sang...

DU SANG...

Une impulsion de fierté sans borne me broie le cœur.

Une ombre... Entre les arbres... Je ne sens pas l'odeur affriolante de la peur... Pas de sentiments... Je suis intriguée... En colère... Qui? Quoi?

Une nuée de corbeaux s'envole... Mes pupilles se dilatent... Mes mains se crispent... J'ai les muscles tendus. Prête à écraser cette chose... Qui attise tant de haine en moi...

Il s'avance... Je le vois... Il y a seulement quelques mètres entre nous, mais je ne distingue pas ses traits... Inutile... Je ne bouge pas... Il marche vers moi. Et s'arrête. Me contemple d'un regard dur. Un léger sourire arrogant se dessine. Fureur. C'est ce que je ressens. Tout s'accélère. D'un mouvement rageur, je lance mon bras. Il l'esquive. Deuxième tentative. Cette fois, il m'attrape négligemment le poignet comme si je n'étais qu'un chaton inoffensif. Me retourne le bras. Une vive douleur me paralyse. La haine me possède toute entière. NE ME TOUCHE PAS. Tout mon être, toutes les fibres de mon corps le pensent. Je... mal... J'ai mal... je sombre dans des méandres d'inconscience...  

Je suis au milieu d’une clairière déserte. Il n’y a pas même un arbre à 30 mètres à la ronde. Je découvre enfin un morceau de ciel pur sans qu’il soit caché par l’épais feuillage de la forêt. J'ai l'obsédante impression de tourner en rond depuis que je me suis retrouvée ici. Et l'éternel sentiment que je ne vais jamais en sortir. Qu'est-ce qu'il se passe? Pourquoi je ne contrôle pas ce que je fais, quels sont ces értanges rêves qui se confondent avec ma réalité? Je ne sais même plus si j'ai réellement rencontré ces quatre personnes. Tout me paraît réel et impossible à la fois. Je n'ai plus faim. Du tout. Plus soif non plus. Et de moins en moins sommeil. Pourtant, le fait de m'évanouir aussi souvent et la torpeur dans laquelle je suis plongée montrent à quel point je suis épuisée. Je n'en peux plus. Des courbatures lancinantes apparaissent et disparaissent sans raison et surtout sans cause. A part marcher et m'endormir subitement, je ne comprends pas pourquoi chaque parcelle de mon corps me fait mal avant de se faire oublier. Je lève ma main. Je n'ai même plus conscience de mes doigts. Je les remue les uns après les autres, afin d'être sûre qu'ils sont bien à moi. Et là, sans prévenir, tout bascule. Et je plonge...

Je me réveille. Encore. Hagarde, désorientée, et toujours désespérément seule. Où sont-ils? Qu'est-ce qu’ il m'arrive? Mes mains sont en sang.

Qu'est-ce que je me suis fait? Je suis près de la rivière. Je me jette au bord et commence à me frotter fiévreusement la main. Rien. Pas la moindre petite plaie ou coupure. Juste du sang qui vient tacher de rouge l'herbe humide. Les gouttes écarlates se mouvent comme des taches d'encre dans l'eau pure. Pourquoi ce sang? Je recherche affolée d'autres traces sur mes vêtements ou mes bras. Trois traits sur ma joue brillent dans mon reflet. Des griffures.

Mais ce n'est pas à cause de ça. Même si du sang y perle avant de glisser lentement le long de ma gorge. Mon tee-shirt est taché de sang... Il y a un couteau dans ma main... Le soleil me brûle... Et si... Si je me noyais...? Il fait... chaud... Je veux... juste que ça s'arrête... AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHHHHH!!!!!

Rêve agité. Haletante. Brouillard. Vision étrange. Traversée de la forêt. Une fille aux cheveux flamboyants se dresse devant moi. M'attrape le bras d'un air fermé, résolu. Glacial. Jill.

"NON!" Ce grondement impératif sonne et résonne entre les arbres géants. C'est elle. Je suis immobilisée. Par un cri? Non. NON. Ce grognement intérieur enfle en moi. Puissance arrogante. Elle me possède. Un défi. C'est un défi. Me suis-je libérée? Peut-être... Le décor fonce et s'agite. Le rideau de glace de l'atmosphère tombe. Noir. Brume.  

Je me réveille. Seule. Au pied d'un grand mélèze qui me protège du jour. Je ne me rappelle pas. Que s'est-il passé? J'ai encore eu une hallucination. Je ne sais même plus si j'ai été un jour réellement devant cette rivière. Et cette ombre rouge qui me hante. Pourquoi?

« Salut! Tu te réveilles enfin?

Une main fraîche me prit la joue, et me redressa la tête.

-Ne t'inquiète pas, Nous ne te voulons aucun mal... Je m'appelle Ashe.

Des points rouges dansaient sur ma rétine. Je ne distinguais que quelques formes vagues. Je fermai les yeux. Une voix masculine trancha alors parmi le brouhaha indistinct que je percevais depuis un moment.

« Il ne faut pas qu'elle se rendorme. Je crois qu'elle n'a rien mangé depuis longtemps...

-Oui, je sais, répondit la fille d'une voix lasse. Mais ça fait seulement une heure que j'essaie de lui faire ouvrir les yeux. Tente aussi...

-Tu veux qu'on passe aux claques, intervint une troisième, enjouée, je crois que l'autre phénomène est un spécialiste.

-Attendez un peu... La marque... Elle...

-Oui...

-Ah...

-Oui...

-Tu veux essayer aussi?

-Oui... Euh, non!

-Allez, j'y arrive pas...

-D'accord...

Je sentis une main chaude, chaleureuse, me prendre un poignet. Il me serra brusquement, à un endroit particulier qui me fit réagir aussitôt. Cette réaction déferla comme une vague de sentiments confus, et de souvenirs oubliés. Mais cette sensation disparut aussi vite qu'elle était arrivée, et mes paupières retombèrent mollement sur mes yeux endoloris. Il réessaya une seconde fois, puis une troisième, et à chaque fois, cela me rendait les idées plus claires. Je distinguais les détails. Il y avait deux garçons et deux filles. Ils me regardaient.

-Elle émerge à vue d'oeil! Comment as-tu fait ça ?

-Mmh... On me l'a appris...

-Tu aurais pu le faire plus tôt, on s'est creusé la tête pour rien !

-Alors, on t'a enfin récupérée, intervint la fille aux longs cheveux roux flamboyants.

-P... Pardon ?

-Ah, oui, tu ne t'en rappelles sûrement pas. Mais on t'avait déjà aperçue hier et tu n'avais pas l'air en forme. Tu nous as échappé et on ne te retrouvait plus.

-Hey, Nolann, rends-moi ça !!

-Mais j'ai faim, moi !

-Moi aussi, qu est-ce que tu crois ?

-Pfff... Soupira mon interlocutrice. Je te présente Key, me dit-elle en me désignant le plus grand des deux.

-Salut » répondit-il simplement, ses yeux sombres scrutant les miens.

Il avait les cheveux d'un noir de jais et une expression indéchiffrable, d'un calme apparent.

« ... Et Nolann, continua-t-elle en arrachant à ce dernier la tablette de chocolat qu'il avait subtilisée à l'autre.

-Rââh, affameuse, lui lança-t-il en faisant une moue boudeuse. Salut, content de te rencontrer, me dit-il en se tournant vers moi, un sourire chaleureux aux lèvres.

-Bon, eh bien puisque personne ne me fait l'honneur de me présenter, je m'appelle Ashe, enchantée. Je te l'ai déjà dit, mais tu étais encore évanouie. »

Je levai les yeux vers elle. Ses cheveux blond platine lui arrivaient aux épaules et des mèches épaisses lui encadraient les yeux. Ils étaient d'un bleu-gris perçant, volontaires et farouches. Elle me paraissait très calme.

« Jill. » me rappela la fille aux cheveux de feu. Ils étaient bouclés et épais, et longs jusqu'au creux du dos. Des yeux doux couleur noisette soutenaient mon regard. Elle avait l'air gentil et tolérant. Je massai mes tempes devenues douloureuses et demandai à Jill si je pouvais lui poser une question. Elle me regarda, étonnée, mais bien sûr que je le pouvais. Elle me répondit que je devais même sûrement en avoir beaucoup, et qu'elle répondrait à toutes. Ou presque, ajouta-t-elle malicieusement.

" D'accord. Où... où est-ce qu'on est?

-Mmh... A première vue, je dirais dans une forêt. Une très belle forêt. Et je crois que nous sommes absolument seuls. Je suis désolée, je n'ai pas de réponse précise à cette question. Je ne sais pas.

-Et... Co...comment vous êtes-vous retrouvés ici?

-... Je ne sais pas, répondit-elle après une hésitation qui résonna dans ma tête comme un coup de glas.

-Et... C'est absurde, mais... Je...

-Eh! Jill, viens voir!"

Elle tourna brusquement la tête vers l'endroit d'où Nolann l'avait appelée, et se leva en s'excusant du regard. Je la vis qui marcha vers Ashe et les autres. Key lui parlait. Il avait l'air renfrogné. Mais peut-être était-ce son humeur naturelle. Soudain, je me sentis abattue, épuisée. Et je sombrai subitement dans un profond sommeil.